Documents et Histoire maçonniques

Napoléon, l'abolition de l'esclavage et la Franc-Maçonnerie...

6 Juillet 2016, 16:22pm

Publié par pmbordeaux

Petits rappels :

2001, la France fait repentance et reconnaît la traite et l'esclavage en tant que crimes contre l'Humanité (Loi du 21 mai 2001).

Décembre 2004, Max Gallo fait polémique en déclarant ne pas savoir si le maintien de l'esclavage des Noirs par Napoléon Bonaparte est un crime contre l'Humanité.

De fait, dans l'inconscient collectif, Bonaparte a rétabli l'esclavage en 1802.

De même, pour les Francs-Maçons, Victor Schœlcher, qui a permit l'abolition définitive de l'esclavage en France le 27 avril 1848, est représentatif de la maçonnerie de l'époque.

Ce sont des raccourcis malheureusement trop fréquemment utilisés.

22 novembre 1801, le 1er Consul s'adresse au Corps Législatif : "A Saint-Domingue et à la Guadeloupe, il n’est plus d'esclaves, tout y est libre, tout y restera libre. [...] La Martinique a conservé l’esclavage et l’esclavage y sera conservé."

Bonaparte charge le F:. Cambacérès, avec trois conseillers d’Etat : Dupuy, Regnault de Saint-Jean-d’Angély et le F.˙. Bruix, Amiral de son état, de la rédaction du Senatus-Consulte (le 1er texte excluant nommément  la Guadeloupe, la Guyane et Saint Domingue est jugé inconstitutionnel par le Sénat).

L’article 1 de la loi du 20 mai 1802 (30 Floréal An X) est rédigé comme suit : " Dans les colonies restituées à la France [par l'Angleterre], en exécution du traité d'Amiens, du 6 germinal an X, l'esclavage sera maintenu [et non rétabli], conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789."

L'abolition de l'esclavage n'est donc pas appliquée dans les "nouveaux territoires". Le décret de la Convention du 16 Pluviôse An II (4 février 1794) abolissant l'esclavage à la Guadeloupe, à la Guyane et à Saint-Domingue reste applicable.

Quel a été le rôle de la S:. Joséphine de Beauharnais dans le maintien de l'esclavage à la Martinique ? Les Historiens sont partagés mais son influence semble très largement surfaite...

Par contre, les colons de Guadeloupe et de Guyane ont progressivement imposé une interprétation erronée de la loi. C'est à eux, et à l’absence de sanctions par la République, qu’est dû le rétablissement effectif de l’esclavage.

1794, la France est le 1er pays abolitionniste. Si les valeurs humanistes du siècle des Lumières n'y sont pas complètement étrangères, les réalités économiques et politiques priment. Le F:. Danton nous en livre la clé : "Citoyens, c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort ! Pitt et ses complots sont déjoués ! L’Anglais voit s’anéantir son commerce".

Si tout n'est pas blanc, tout n'est pas noir...

1788, Louis XVI convoque les Etats Généraux pour le 1er mai 1789.

Les villages et villes de France doivent rédiger leurs cahiers de doléances. Les habitants de Champagney mettent dans leur cahier un article unique en son genre (l'article 29), dit Vœu de Champagney qui condamne avec énergie la traite des Noirs et réclame fermement son abolition[1]. C'est le premier document officiel pro-abolitionniste.

La même année, Brissot, Clavière et le F:. Mirabeau créent la "Société des Amis des Noirs", groupe humaniste, initié en Angleterre par Lord Wilberforce, membre éminent de la Royal Society et dont les précurseurs sont les FF:. Montesquieu et l'Abbé Raynal.

L'Abbé Grégoire en devînt Président en janvier 1790. Un quart de ses membres sont Francs-Maçons parmi lesquels figurent les FF:. Lafayette, Camille Desmoulins ou le Chevalier de St George.

Face à eux, les défenseurs de "l'ordre colonial" se retrouvent au club Massiac à Paris. De nombreux FF:. en sont membres dont Moreau de St Mery, Bacon de la Chevalerie et Gouy d'Arcy.

Quelle est la situation des colonies ?

Elles sont source de richesses pour le Royaume. Bien que le système esclavagiste commence à être remis en cause - même par le Roi - les considérations humanistes ne peuvent prendre le pas sur l'impératif économique. Le système perdure et se durcit.

La perle du Royaume est Saint Domingue qui compte pour 1/3 dans le Commerce extérieur français.

Le vent de liberté et d'égalité de la Révolution souffle dans les Iles. Les mentalités évoluent.

Les colons, plutôt royalistes, lorgnent vers les Etats-Unis et se mettent à rêver à leur indépendance... Les intérêts commencent à diverger. Paris accordent des droits aux mulâtres au grand dam des planteurs. Les mulâtres voulant faire respecter leurs nouveaux droits, entraînent les Noirs à leur suite.

La révolte gronde puis éclate le 22 août 1791.

Parallèlement la guerre avec l'Angleterre et l'Espagne ne fait qu'aggraver la situation.

Les insurgés s'allient avec les Espagnols qui occupent la partie orientale de Saint Domingue. Les colons demandent l'aide des Anglais qui occupent la Martinique et qui débarquent à Port-au-Prince.

1793 : Les Commissaires Étienne de Polverel, initié à "L'Amitié" à Bordeaux, et Léger-Félicité Sonthonax, membre de la "Société des Amis des Noirs" abolissent l'esclavage à Saint Domingue.

Peu de considérations humanistes dans cette décision. L'objectif est de rallier les Noirs et leur chef, Toussaint-Louverture, pour lutter contre les partisans de l’Ancien Régime.

Décision confirmée le 4 février 1794 par la Convention qui l'étend à toutes les Colonies françaises.

Les Anglais et les Espagnols seront finalement boutés hors de l'Ile.

Toussaint Louverture devient le chef de l'armée. Il écrase les mulâtres et remplace l’esclavage par … le travail forcé de ses frères de couleur. Le 8 juillet 1801, il proclame l'autonomie de l'île et se nomme Gouverneur Général à vie de la nouvelle République.

1794 : Le Commissaire de la Convention, Victor Hughes, reprend la Guadeloupe rapidement passée aux mains des Anglais. Chargé par Robespierre d'exporter les idées de la Révolution il fait régner la Terreur. Les planteurs royalistes sont exécutés, les esclaves rebelles massacrés.

Remplacé en 1798 par le Général Desfourneaux la révolte éclate suite à l'annonce de nouveaux impôts.

18 Brumaire An VIII (9 novembre 1799), le Général Bonaparte devient 1er Consul et doit faire face à cette crise des Colonies.

Voici et ce qu'il en dit quelques années plus tard à Sainte Hélène (Mémorial de Sainte Hélène – Tome 4) : "J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du Consulat. C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint"[...]

L'Empereur avait d'autant plus à se reprocher cette faute disait-il qu'il l'avait vue et qu'elle était contre son inclination. Il n'avait fait que céder à l'opinion du Conseil d'Etat et à celle de ses Ministres...

Saint-Domingue, outre ses richesses, est, pour Bonaparte, le carrefour de sa future politique coloniale en Amérique dans les vastes territoires de la Louisiane.

1801 : Pour rétablir l'autorité de la République, il charge son beau-frère, le Général Leclerc, de ramener Toussaint-Louverture à la raison. Il lui faut éviter la guerre pour ne pas ruiner l'Ile.

Les tractations échouent. Leclerc mène une guerre victorieuse aboutissant à la capture de Toussaint-Louverture envoyé en France où il mourût quelques mois plus tard en 1803.

Parallèlement, le Général Richepanse est chargé par Talleyrand de mater la révolte en Guadeloupe.

Il y parvient au prix de terribles massacres. L'esclavage est rétabli de fait.

Cette nouvelle ravive la révolte à Saint Domingue. Leclerc et son armée sont décimés par la fièvre jaune. Rochambeau lui succède et se livre à des massacres et à des cruautés sans nom. Il finit cependant par capituler face à Dessalines qui se proclame Empereur et massacre tous les blancs.

Saint Domingue est définitivement perdue. Haïti est née mais disparaît de l'économie mondiale...

Entre temps la guerre a repris en Europe. Napoléon oublie ses rêves américains devenus impossibles et revend la Louisiane aux Etats Unis.

Mars 1815, de retour de l'Ile d'Elbe, Napoléon décrète une abolition immédiate de l'esclavage, restée lettre morte après la restauration de la monarchie.

Certes cette décision tardive n'exonère en rien les actions menées dans les colonies et la loi du 20 mai 1802 mais elle est révélatrice de ses idées. En effet, en 1798 le Général en Chef Bonaparte ordonne l'abolition totale de l'esclavage à Malte le 28 prairial an VI (16 juin).

Autre exemple révélateur : le fameux Mamelouk Roustan, jeune esclave offert par le chekh El-Bekri en 1799 durant la Campagne d'Egypte, que Bonaparte s'empressa d'affranchir. Roustan resta fidèle à son bienfaiteur jusqu'à Fontainebleau en 1814.

Avant d'aborder le dernier point sur la Franc-Maçonnerie, permettez-moi de conclure en vous relatant deux anecdotes illustrant l'idée que Napoléon se fait des esclaves :

- La 1ère a pour théâtre le jardin de M. Balcombe. Il y rencontre fréquemment le jardinier dont il admire le travail. Tobie, car tel est son nom, est un Indien-Malais enlevé des années plus tôt par les anglais et transporté à Saint Hélène en tant qu'esclave. L'Empereur pense à l'acheter pour le faire reconduire dans son pays (Mémorial de St Hélène - Tome 2 – p 23-24 : la volonté de Napoléon d'affranchir Tobie est confirmé par Lucia Elizabeth Balcombe Abell dans "La captivité de Sainte-Hélène").

Tobie, fidèle en amitié, continuera à prendre soin de la tombe du Bon Monsieur... (Les mystères de Sainte Hélène - Tome 1 – p 92 - De Emile Marco de Saint-Hilaire - 1847)

- Pour la 2nde, toujours à Sainte-Hélène, alors qu’il se promène avec Mme Balcombe et Mme Stuart, ils croisent des esclaves chargés de lourdes caisses. Mme Balcombe leur ayant dit fort rudement de s'éloigner, l'Empereur s'y oppose disant "Respect au fardeau ! Madame" (Mémorial de St Hélène - Tome 1 – p 404)"

 

Voilà un rapide tableau de la situation, historiquement exact et aussi complet que possible.

 

Qu'en est-il de nos FF:. de l'Epoque ? J'en ai cité quelques uns. Ils y avaient les pro- et les anti-abolitionnistes. Mais en réalité leur opposition va bien plus loin comme nous allons le voir...

1728, la Maçonnerie naît officiellement en France. Le Duc de Warton, Passé Grand Maître de la Grande Loge de Londres, est reconnu "Grand Maître des francs-maçons en France".

Dix ans plus tard, en 1738, élection du 1er Grand Maître français, Louis de Pardaillan, Duc d'Antin.

La même année : création de la 1ère Loge coloniale en Martinique.

En 1745, la 1ère Loge Guadeloupéenne est créée et en 1749 la 1ère Loge à Saint Domingue.

Une apparition précoce qui s'explique par le succès du commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et les îles, mais aussi par l'engouement que connaît la franc-maçonnerie dans la société du XVIIIème siècle, siècle des Lumières et des philosophes.

Parallèlement à son développement on assiste également à des luttes fratricides de pouvoir. Des dissensions se font jour sur les Hauts Grades - dès 1743 -, sur le Vénéralat à vie puis sur l'autonomie des Loges. Paradoxalement, la traite et l'esclavage ne sont pas perçus comme incompatibles avec l'appartenance maçonnique. Pour l'anecdote, en 1781, un navire baptisé Le Franc-Maçon quitte Le Havre pour charger une cargaison d'esclaves au Sénégal. Au contraire. Les abolitionnistes sont très minoritaires au milieu du XVIIIème et une maçonnerie portuaire "négrière" se développe sans que Paris n'y trouve rien à redire.

Nous l'avons vu dans la 1ère partie, Saint-Domingue est considérée comme la perle des colonies. Maçonniquement l'île a également son importance notamment pour les Hauts Grades.

27 août 1761, Paris : Etienne Morin reçoit une patente de la Grande Loge le nommant "Grand Inspecteur pour toutes les parties du Monde" grâce à laquelle il va créer des loges de tous grades à travers les Antilles et l'Amérique du Nord. Il présente à St Domingue le Rite de Perfection en 25 degrés qui sera pratiqué par les LL:. connues, les LL:. militaires et par les Martinézistes.

1766, La Grande Loge révoque la patente de Morin, les Loges-Mères et les collèges écossais. Cependant le rite s’était déjà répandu dans les colonies et ce qui allait devenir les Etats-Unis.

Une véritable guerre fratricide de pouvoir provoque la suspension de la Grande Loge de France entre 1769 et 1771... A la reprise des travaux les dissensions restent vives... et aboutissent à la scission de 1773 qui voit la création du Grand Orient.

A Saint Domingue la pratique des hauts grades écossais perdure ainsi que l'attachement à l'ancienne Grande Loge.

Les tensions s'accroissent et les intérêts divergent entre la rue du Pot-de-fer et les LL:. coloniales. Le centralisme et la politique de contrôle de l'Obédience sont antinomiques avec l'autonomie de ces LL:.

Les LL:. portuaires qui entretiennent des relations constantes avec les Colonies sont chargés par le Grand Orient d'être les porte-paroles de l'Obédience, avec délégation des pouvoirs. Mais au final, au lieu de voir les liens se renforcer entre Paris et les Antilles, une vraie solidarité se construit entre les loges coloniales et les loges négociantes où maçonnent les négriers excluant peu à peu de leurs relations les LL\ parisiennes où les idées abolitionnistes se développent.

Cela est dû, d'une part aux relations très fortes qui se nouent avec les FF:. en escale ou de passage et d'autre part du fait que le négoce, la traite, les métiers de la mer, l'entraide, ... font que l'esprit même de ces LL:. diffère du caractère purement spéculatif des LL:. parisiennes.

1789 : Les esclaves commencent à se révolter au nom des idées de la Révolution française.

La maçonnerie des îles se met en sommeil. Les maçons fuient aux Etats-Unis, à Cuba ou à Trinidad. Parmi eux, de Grasse Tilly.

A partir de 1800 les choses évoluent en Province en général et sur le littoral en particulier. La création d'une administration décentralisée importante va provoquer l'afflux de nouveaux FF:. : les fonctionnaires investissent les LL:. Le négoce et le personnel maritime perdent de leur importance.

Les relations Paris-Province se régularisent mais de nouveaux enjeux apparaissent avec le retour de de Grasse Tilly en 1804 et le succès du REAA et de ses Hauts Grades.

Napoléon réussit, avec le Concordat, à contrôler la maçonnerie qui vivra son âge d'or sous son règne.

.
.   .

J’espère avoir pu vous éclairer sur une vérité historique trop souvent ignorée.

Le but de ma recherche a été d’apporter une parcelle de vérité à cette période complexe et controversée. Napoléon n’a peut être pas pu changer radicalement le cours de l’histoire. Il n’a sans doute pas pu lutter contre les marchands et les esclavagistes, trop occupé à d’autres batailles en d’autres lieux. La distance n’a pas aidé...

Il faut cependant replacer les évènements dans leur contexte. Si aujourd’hui ces pratiques sont condamnables par tous, à l’époque l’esclavage n’était pas considéré comme immoral et inhumain même par les Francs-maçons. Il s’agissait plutôt d’une main d’œuvre nécessaire et, disons-le, rémunératrice...

Mais il faut reconnaître que la graine semée dans des esprits humanistes a germé et a permis, après des luttes, des crises et des discours persuasifs de mettre en évidence l’horreur de ces pratiques. Schœlcher, parmi d’autres, a adhéré à ces indignations et s’est battu...

------------------------------------------------------

[1] "Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux que souffrent les nègres dans les colonies, sans avoir le cœur pénétré de la plus vive douleur, en se représentant leurs semblables, unis encore à eux par le double lien de la religion, être traités plus durement que ne le sont les bêtes de somme. Ils ne peuvent se persuader qu'on puisse faire usage des productions des dites colonies si l'on faisait réflexion qu'elles ont été arrosées du sang de leurs semblables : ils craignent avec raison que les générations futures, plus éclairées et plus philosophes, n'accusent les Français de ce siècle d'avoir été anthropophages, ce qui contraste avec le nom de français et encore plus celui de chrétien. C'est pourquoi, leur religion leur dicte de supplier très humblement Sa Majesté de concerter les moyens pour, faire des sujets utiles au royaume et à la patrie. "

(Document B-4213 aux archives Départementales de la Haute-Saône à Vesoul)

 

Voir les commentaires