Documents et Histoire maçonniques

Le soi-disant schisme (?) de 1751

30 Novembre 2016, 18:55pm

Publié par pmbordeaux

Une précision lexicale pour commencer. Dans le Larousse un schisme est défini comme étant la division ou la scission dans un groupement, une école, un parti…

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La création de la GL des Antients n'est pas due à l'opposition de conception de la FM mais au refus des Loges londoniennes d'accueillir les FF:. irlandais et anglo-irlandais qui se sont donc réunis de leur côté et ce dès 1735… Parler de "schisme" est inapproprié …

Le "schisme", évoqué par Robert Freke Gould est contredit par Henry Sadler pour qui les maçons fondateurs de la nouvelle GL n'ont même jamais appartenu à la GL d'Angleterre. Aujourd'hui, selon A. Bernheim, Roger Dachez, Pierre Mollier et Pierre Noel, quasiment plus personne ne soutient la théorie de Gould qui est, cependant, encore aujourd'hui, reprise par certains auteurs !

Que nous disait Gould ?

Dans sa 1ère édition de The History of Freemasonry,  (1882-1887), Gould consacre le chapitre XIX (pp. 434 à 465) à l'Histoire de la Grande Loge d'Angleterre selon les anciennes institutions sous titré, à tort, Schismatics or "Ancients". En fait il présente les minutes des premières années de la GL des Antients et reprend les reproches que Laurence Dermmott a fait à la Première Grande Loge, celle qui sera dénommée la GL des Moderns. A cela, rien à redire, tout est également écrit dans Ahiman Rezon. Par contre, dans le chapitre XVII, consacré à l'Histoire de la Grande Loge d'Angleterre 1723 – 1760 il avance des hypothèses qui seront très vite démenties dans Masonic Facts and Fictions (1887) de Henry Sadler.

Voyons ce qu'il écrit, notamment aux pages 397 à 399 :

S'appuyant sur les ouvrages Illustrations of Masonry, de William Preston, 2ème édition publiée en 1775, et sur le Freemasons Calendar (et, notamment, sur le chapitre Remarkable Occurrences in Masonry), publié en 1776, Gould narre les différends apparus en 1739 au sein de la Grande Loge et durant la Grande Maîtrise de Lord Raymond.

"Plusieurs personnes, écœurées par certains des actes de la Grande Loge à cette époque, renoncèrent à leur allégeance au Grand Maître et, contrevenant aux lois originelles de la Société et à leurs liens solennels, se réunirent, firent des maçons en assumant à tort l'appellation de Loge, et constituèrent mêmes des présumées loges. Les maçons réguliers, jugeant nécessaire de contrôler cette sédition, adoptèrent de nouvelles mesures. Piqués par le procédé, les séditieux s'employèrent à répandre l'idée qu'ils détenaient les anciennes pratiques du Métier qui avaient été totalement abandonnées par les Loges régulières, auxquelles ils conférèrent l'appellation de Maçons Modernes. Par cet artifice ils continuèrent à s'imposer au public et introduisirent dans leurs assemblées plusieurs gentilshommes..."

Il prétend que ces troubles remontent en fait à 1736 avec la nomination de certains Grands Officiers par le Grand Maître Lord Loudon qui provoqua le départ de certains Frères l'année suivante sous la Grande Maîtrise de Lord Darnley.

Toujours en citant Preston mais en soulevant cependant des réserves, Gould pense que la baisse de fréquentation aux Quarterly Communications et le manque de participation financièrement aux "Charity box" furent les principales raisons de la sécession qui dut avoir lieu sous la Grande Maîtrise de Lord Byron entre 1747 et 1752. En 10 ans (1742-1752) pas moins de quarante-cinq Loges, soit environ le tiers des Loges, furent radiées des listes.

Si la baisse significative du nombre de Loges est une réalité (j'ai également des chiffres dont je n'ai plus les sources : de 189 en 1741, le nombre tomba à 157 en 1748 et à 86 en 1756) cela n'implique peut être pas une sédition mais simplement un désintérêt pour la Maçonnerie. D'ailleurs Gould dit au chapitre XIX que les Antients commencèrent avec seulement 6 Loges !!!

Revenons à la création de la Grande Loge de Londres et de Westminster.

Les premières assemblées de cette Grande Loge de Londres et de Westminster, de 1717 à 1720, étaient très confidentielles et socialement quelconques. Les membres étaient soit des gens de milieu modeste (charpentier, tailleur de pierres, décorateurs, imprimeurs) à l'image de son 1er Grand Maître, Anthony Sayer, savetier de son état, soit des amateurs de vieilleries (Payne, Stukeley et Desaguliers). Absence de structure solide et réelle, pas de communication, nombre certainement insignifiant des membres de cette G.L.,…

Jean Théophile Désaguliers, l'un des principaux acteurs de la création de la cette première Grande Loge, était membre de la Royal Society et bénéficiait, comme on dit aujourd'hui, d'un réseau. Elu 3ème Grand Maître en 1719 il fit certainement et avec succès du "réseautage" auprès de la noblesse qu'il fréquentait.

Tout changea donc avec l'arrivée à la Grande Maîtrise d'un des nobles les plus riches du royaume, le duc de Montagu. Là, on commença à en parler, les articles de presse fleurirent et les candidats maçons se pressèrent au portillon d'une société jusque là bien peu attirante. Les anglais voulurent alors imposer des Constitutions à la maçonnerie... d'où la réaction des Irlandais d'y répondre par la création de leur propre G.L. en 1725, à l'image de celle de Londres, avec des Constitutions en 1730, dites de Pennel, proches de celles d'Anderson auxquelles d'ailleurs elles se référent, sauf qu'elles mentionnent le grade de Maître, préalable nécessaire pour devenir Surveillant puis Maître de la Loge, grade qui ne sera validé que dans la 2ème édition des Constitutions d'Anderson en 1738 en paraphrasant cette nouvelle hiérarchie.

Ils furent imités 11 ans plus tard par les Ecossais, bien structurés et organisés, qui n'avaient eu que très peu de contacts avec la Grande Loge de Londres et qui voulaient éviter que ces derniers ne créent une province en Ecosse comme ils l'avaient fait au pays de Galles et en Cornouailles.

Les Antients ne seraient donc que des maçons non concernés par les tentatives de "prise de pouvoir" par les gens de la Capitale, des maçons farouchement attachés à leur indépendance qui, à partir de 1723, ont commencé à se structurer pour répondre aux idées nouvelles venues de Londres par trop intellectuelles, scientifiques et modernistes. Leur émergence semble aussi s'être faite par réaction envers des règles trop strictes et rigoureuses et la prise en main par les londoniens ?

Que penser de la 1ère tentative initiée par Roberts, un an avant la publication des Constitutions d'Anderson ? Faisait-il partie de cette G.L. de Londres ? Les Constitutions Roberts sont plus opératives que celles d'Anderson et sont une continuation des Old Charges avec l'omniprésence, notamment, de Dieu et de la Sainte Trinité. La comparaison avec le MS Dumfries (c. 1710) - entre autres - indique clairement ses sources... Entre les lignes on y trouve une condamnation des innovations des docteurs.

Dans The Concise History of Freemasonry (reprint 1904) Gould nous dit que les premières contestations (organized rebellion) apparurent dès 1723, juste après la promulgation des Constitutions... illustrées par la diminution de 20% en 6 ans du nombre de Loges reflétant le sentiment de mécontentement vis-à-vis du despotisme croissant (growing despotism) de la Grande Loge, attesté par les incidents multiples qui émaillèrent les minutes de la G.L. de Londres. D'après The Engraved List - List of Regular Lodges according to their Seniority and Constitution, il y avait [51 Loges à Londres en 1723], 45 en 1725 et 42 en 1729…

Que se passa t'il donc ?

Tout d'abord, deux éléments sont à prendre en compte. D'une part, la misère régnait en Irlande et l'émigration vers l'Angleterre, qui offrait du travail, fut massive et, d'autre part, les Anglais détestaient les Irlandais.

Cette détestation des Anglais à l'encontre des Irlandais n'était pas nouvelle. En effet, les Irlandais furent, très tôt, vendus comme esclaves au Nouveau-Monde. La proclamation de 1625 de James Ier ordonnait que les prisonniers politiques irlandais fussent envoyés outre-mer et vendus à des colons anglais des Caraïbes (Antigua et Montserrat). L’Irlande devint rapidement la plus grande source de bétail humain pour les marchands anglais. La majorité des premiers esclaves du Nouveau Monde étaient en réalité des Blancs.

De 1641 à 1652, plus de 500 000 Irlandais furent tués par les Anglais notamment pour des raisons religieuses (puritains contre papistes) et encore 300 000 furent vendus comme esclaves. La population irlandaise chuta de 1,5 million à 600 000 en une seule décennie.

Tout était donc contre les Irlandais : leur nationalité (on les comparait à des singes), leur religion (ils étaient, pour la plupart papistes), leur statut social (à comparer avec nos immigrants d'aujourd'hui, employés à bas prix)… sans parler de leur soutien à la dernière rébellion jacobite écossaise en 1745…

Malgré les principes maçonniques selon lesquels, en loge, tout le monde est traité de façon égale, indépendamment de sa race ou de sa religion, la vie était beaucoup plus simple pour les Maçons anglais sans la présence de la classe laborieuse irlandaise. La déclaration suivante de la part de maçons londoniens pourrait ne pas avoir été un fait isolé : "Il est donc bien dommage quand un maçon irlandais se présente à l'une de nos réunions de loge de Londres et ne connaît pas le dernier mot de passe. Nous ne pouvons juste pas le laisser entrer, comme nous aimerions tant le faire !" (Citée par Trevor I. Harris dans Histoire de la Grande Loge Atholl)

Notons que, de surcroit, comme le précise Pierre Noël, l'intervisite n'était déjà pas de mise en Angleterre à cette époque et que seul un visiteur connu par un membre présent de la loge était accepté. En effet, une des premières décisions de la G.L. de Londres en date du 19 février 1724 nous précise que :

"Aucun frère appartenant à une loge à l’intérieur des Bills of Mortality ne sera  admis comme visiteur dans une autre loge à moins qu’il ne soit connu d’un frère de cette dernière  Loge, et aucun frère non membre de la loge, fût-il expert en Maçonnerie , ne devra être admis sans prêter de nouveau l’obligation à moins d’être introduit et attesté par un frère connu qui s’en porte garant, et avec l’approbation de la majorité de la loge. Des Maçons s’étant réunis et ayant formé une Loge sans la permission du Grand Maître, il est décidé qu’aucune personne dans ce cas ne pourra être admise dans les Loges régulières." (extrait cité par Pierre Noël, tiré de Masonic Facts and Fictions de Heny Sadler, 1887, traduction de J. Corneloup, publiée dans Le mythe de la Grande Loge-mère, 1958, p. 80-81.)

Ce qui arrangeait bien les Londoniens de la Grande Loge d'Angleterre devenue aristocratique et élitiste.

Devant une telle attitude, le 17 Juillet 1751, environ quatre-vingt francs-maçons, quasiment tous Irlandais catholiques, se réunirent à la taverne Turks Head Inn, Greek Street, Soho et décidèrent de créer leur propre Grande Loge selon les anciennes institutions, la Très Ancienne et Honorable Fraternité des Maçons Francs et Accepté dite La Grande Loge des "Antients", en fondant leurs 5 ou 6 premières loges.

Comme ils n'avaient pas de Grand Maître, leur Grande Loge fut dirigée par un Grand Comité jusqu'à la nomination du 1er Grand Maître, en 1753, Robert Turner.

Les membres de cette nouvelle obédience étaient, comme nous l'avons vu, des Irlandais qui s'étaient vu refuser l'accès à la Grande Loge d'Angleterre (nom que pris la Grande Loge de Londres et de Westminster en 1738).

D'extraction moins aristocratique, appartenant à la classe laborieuse ou aux rangs inférieurs de l'armée, plutôt catholiques… mais pas que (Dermott aurait été un anglican conformiste… comme les membres de la GL des Moderns.)... plus attachés à la religion, rejetant les thèses agnostiques ou celles de la religion naturelle, ces Irlandais importèrent leurs "us et coutumes" maçonniques, bien différents de ceux des Londoniens. Ils revendiquèrent une antériorité de leurs pratiques avec des différences notables : présence de diacres, place des Surveillants, Grandes Lumières, prières, Installation ésotérique du Maître de la Loge, mot de Maître, inversion des Colonnes, finalité différente du 3e degré et pratique du degré de la Royal Arch.

Laurence Dermott en fut l'animateur principal, d'abord en se rapprochant des Grandes Loges d'Irlande et d'Ecosse, ensuite en publiant des Constitutions, dites d'Ahiman Rezon, véritable brûlot contre la Grande Loge d'Angleterre, dénommée péjorativement "Grande Loge des Moderns".

Moins élitiste, ayant développé un système d'entraide, la "Grande Loge des Antients" connue un véritable succès et un développement rapide. De 5- 6 loges en 1751, elle passe à 36 en 1754, à 167 en 1770 et à 258 en 1789.

Il est à noter que ce devoir d'entraide fait toujours partie intégrante du cérémonial de réception dans les Rits Anglais (York, Emulation et Standard d'Ecosse).

Un petit nombre de ces Irlandais put sortir de la misère, s'élever socialement et donc faire vivre des loges de plus en plus nombreuses avec, finalement, des nobles à leur tête tels lord Blessington en 1756 (3e GM) ou le duc d'Atholl en 1771 (6e GM, membre de la famille royale). Ils réussirent à se faire reconnaître par les Grandes Loges d’Irlande et d’Ecosse comme seule régulière, car seule fidèle aux "anciens usages" et signèrent un pacte de reconnaissance en 1772.

Certes, les différences rituelles existaient mais, selon Richard Berman (Schism: The Battle That Forged Freemasonry), elles étaient secondaires et furent bien vite oubliées face au danger de l'interdiction des sociétés secrètes et à un ennemi commun, la France révolutionnaire.[1] En fait la principale différence est, comme nous l'avons vu, sociale.

La première GL à Londres, représentait l'establishment, la noblesse, la magistrature, les affaires, le barreau, le commerce.... en province, les propriétaires terriens... Les loges des Antients étaient plutôt anti-establishment. De là vint leurs succès dans les colonies et, surtout, en Amérique où l'on retrouva le clivage Moderns, pro-establishment et attachés à la mère patrie anglaise avec les Antients, anti-establishment et pour l'indépendance. Au moment de la guerre d'Indépendance américaine (1776-1783), il y avait des LL:. très distinctes dans chaque colonie selon qu'elles étaient pour le statu quo ou pour l'indépendance.

Terminé le 2 décembre 2016 [2]

 

[1] En 1799, le gouvernement de Pitt décréta le Unlawful Societies Act visant à interdire les sociétés secrètes. L'intervention du GM des Antients, le duc d'Atholl, et de celui des Moderns, le comte de Moira, en exempta la franc-maçonnerie à condition que les lieux de réunion et le nom des membres soient déclarés au juge de paix du comté ou au sheriff. Cette obligation resta légale et obligatoire jusqu'en 1967. Ce fut la cause première de leur union qui, au début du XIXe siècle, n'avait plus de raison d'être. Elle fut réalisée officiellement en 1813 mais était déjà chose faite à la base depuis une décennie ou plus.
C'est aussi la raison pour laquelle les nombreuses loges écossaises qui n'avaient pas rejoint la Grande Loge d'Ecosse acceptèrent son "autorité" parce que c'était la seule protection contre leur éventuelle interdiction. 1799 est donc une année clé dans son évolution…

[2] Jour anniversaire du Sacre de l'Empereur et de sa victoire d'Austerlitz, du coup d'Etat et de Sacre de son neveu.


 

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